La joie que nul ne pourra vous ravir.
Rencontre avec Marthe Robin

Article paru dans la Revue L’Alouette, des Foyers de Charité. N. 190 Déc. 1998

Frère Jean-Dominique DUBOIS, ofm

 

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La joie. Ce mot évoque en moi un bouleversement. Une réalité inconnue qui touche le plus intime de l’âme et fait pressentir une immensité, un indicible, une éternité au-delà de toutes les réalités de la terre, une réalité qui traverse toutes les choses de ce monde, les plus belles comme les plus ordinaires, leur donnant sens et plénitude.

Enfant, j’étais heureux, d’un bonheur qui me surprenait. Au-delà de toutes les joies familiales que j’avais la grâce de vivre, ce bonheur était tel que je ne pouvais pas imaginer le garder pour moi seul, ou même pour un cercle restreint de relations. Ma vocation est née de ce bonheur. Je voulais être missionnaire, partir à l’autre bout de la terre pour communiquer ce bonheur. Progressivement à travers les ombres et les lumières de l’enfance et de l’adolescence, j’ai pris conscience de l’origine de ce bonheur : Dieu... Dieu, ma joie... Joie d’être connu, aimé de Dieu seul, d'une manière unique. Joie qui me faisait désirer une réponse totale, unique et radicale...

Lorsque l’Ange Gabriel visite la Vierge Marie, son premier mot est joie : « Réjouis-toi, comblée de grâce... »(Lc 1,28) Cette toute jeune fille de Nazareth est bouleversée, nous dit l'Evangéliste Luc. Marie se découvre aimée d’une manière unique. Ô combien! Comme nulle autre parmi toutes les femmes de la terre. L’ange attend sa réponse, pour que la joie qu’est Dieu soit donnée au monde entier.

Pour Dieu, le Père, le Céleste, nous sommes tous uniques. “Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés.” (Jn 15,9). Le Père aime Jésus, son Verbe Eternel, comme l’Unique, parce qu’il est tel. Si donc nous sommes aimés comme le Père aime le Fils, c’est bien que nous sommes aimés de Dieu comme des enfants uniques.

Nul cœur humain ne peut “mouiller à la grâce” de cette annonciation sans en être bouleversé. Personne ne doit croire qu’il est exclu d’une telle parole de grâce. Les ouvriers de la première heure le savent bien, s’ils sont vraiment des ouvriers de l’Evangile de Jésus Christ. Ils ne peuvent être dans la joie plénière et définitive tant qu’il restera un seul être humain qui n’aura pas entendu pour lui-même cette parole unique du Père qu’est Jésus Christ, la joie promise au monde, et tant que cet homme n’aura pu y répondre.

« Ce qui était dès le commencement, écrit l’Apôtre saint Jean, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie ; - car la Vie s’est manifestée ; nous l’avons vue, nous en rendons témoignage et nous vous annonçons cette Vie éternelle, qui était tournée vers le Père et qui nous est apparue - ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons, afin que vous aussi, soyez en communion avec nous. Quant à notre communion, elle est avec le Père et avec son Fils Jésus Christ. Tout ceci, nous vous l’écrivons pour que notre joie soit complète. » (1 Jn 1,1-4).

Ainsi « l’Eglise dispose de la joie, de toute la part de joie réservée à ce triste monde. Ce que vous avait fait contre elle, vous l'avez fait contre ta joie » écrit Georges Bernanos dans son Journal d’un curé de campagne. L’Eglise de Jésus dispose de la joie véritable. Comment ne pas croire et ne pas entrer dans ce mystère de la joie chrétienne ?


Joie, souffrance, mort

La première objection à la joie, et sans doute la plus forte, c’est la souffrance et la mort. Tant de maux et de souffrances nous atteignent qu’il est difficile de croire à la joie. Le matérialisme et la recherche du plaisir, sans aucun autre sens à la vie, sont aussi des obstacles au mystère de la joie. Car ils engendrent eux aussi des misères humaines. Celles-là sont peut-être davantage d’ordre spirituel et moral.

Face au pouvoir du mal - parlons-en ainsi plutôt que d’un mystère ou d’un problème - la vraie joie est-elle possible ?

Marthe ROBIN

Ma première visite chez Marthe Robin date de l’automne 1995. De la vie de Marthe je ne connaissais que très peu de choses, sinon quelques fruits cueillis par les retraites vécues dans un Foyer de Charité, et des témoignages entendus ou lus. Durant une journée libre, entre deux obligations, je me laisse conduire jusqu’à Châteauneuf-de-Galaure. C’est la première fois. Simple visiteur, bien sûr, mais un peu pèlerin, parce que croyant, et avec le seul désir de vivre cette journée pour Dieu.

Après une découverte très brève de la maison du Foyer, je monte à pied à « la Plaine ». Il fait beau. Une douce lumière d’automne éclaire ce paysage merveilleusement simple. A la ferme Robin je m’assieds d’abord sur le banc faisant face à la petite maison de Marthe. Ne connaissant pas les us et coutumes des visites, j’imagine que c’est là qu’il convient d’attendre son tour. Je regarde. Je contemple. Dans cette attente un sentiment fort et sobre à la fois m’envahit, autant qu’il semble habiter tout ce lieu. Ici, une grande et immense souffrance a été vécue... C’est une évidence intérieure, simple, sans drame. Aujourd’hui, avec le recul et les mots de Marthe, je peux nommer cette souffrance : une souffrance d’amour.

Constatant que, par discrétion, on ne me demandera rien de mes intentions, je m’avance et je frappe à la porte. Je me laisse guider, accueillir par la simplicité et le naturel des personnes et du lieu. Après quelques mots de présentation, la conversation s’engage. J’entends parler de Marthe par l’une de ses anciennes secrétaires. J’écoute de grand cœur. Je ris de bon cœur des mots d’humour et de l’humanité rieuse de Marthe. A travers ce rire partagé des enfants du Royaume, je reçois et je goûte des choses si belles, si profondes, sur le prêtre. Et cette dame de me dire : « Oh ! Et c’est moi qui dit cela à un prêtre. » Je souris et je pense : « Que c’est bon, ce que vous me dites du prêtre et qui vient de Marthe. Comment ne pas recevoir cela comme une grâce ? »

La Plaine (1)

J’entre dans la chambre de Marthe. Je m’agenouille et je reste une demi-heure en silence, en prière. Rencontre unique et simple dans la communion des saints. Les hommes et les femmes de Dieu aiment d’une manière unique. Ils savent d’expérience d’amour qu’aucun de nous n’est un numéro.

En quittant la petite chambre et sa demi-obscurité, avant de saluer mes hôtes, je demande : « Que faut-il lire pour commencer à connaître Marthe ? - La croix et la joie. » La réponse jaillit comme un cri qui insiste sur la joie. Je sens que c’est tellement juste. Au-delà de la croix, la joie est première. Elle est à la source de notre être et du mystère de Dieu.

Personne ne peut aimer le mal et la souffrance qui défigurent tant de vies humaines. Il est donc bien difficile de comprendre comment ce mal et cette souffrance peuvent coexister avec la joie. Cette joie, qui est le désir le plus profond du cœur de l’homme. Force est de constater que les amis de Dieu rayonnent de joie malgré les vents contraires et les persécutions. Leur joie parce qu’elle est chrétienne, « sait même résister à la nuit obscure de la souffrance. » (Jean-Paul II. Dies Domini. N° 57).

L’Église ose chanter : « Ta Croix, ô Christ, est notre lumière... » - « C’est par ses blessures que nous sommes guéris... » L’Eglise proclame la croix comme la Gloire de Dieu et la gloire de l’homme. Jésus s’est assis sur le trône de gloire : la croix. D’une manière stupéfiante, là est la réalisation de la promesse du Dieu d’Israël : « Pousse des cris de joie, fille de Sion ! Une clameur d’allégresse, Israël I Réjouis-toi, triomphe de tout ton cœur, fille de Jérusalem ! Yahvé a levé la sentence qui pesait sur toi ; il a détourné ton ennemi (...) Yahvé ton Dieu est au milieu de toi, héros sauveur ! Il exultera pour toi de joie, il te renouvellera par son amour ; il dansera pour toi avec des cris de joie, comme aux jours de fête. » (So 3,14-18a).


« Dieu, Tu es Joie »

Après une longue épreuve intérieure, qui dura deux années, saint François d’Assise écrit à son frère et ami intime, Léon, qu’il aimait surnommer : la petite brebis de Dieu. Frère Léon venait également d’être éprouvé. Aussi avait-il eu recours à son père François. Le Petit Pauvre lui répond par un billet de louanges à Dieu qui se termine par sa bénédiction. Pour consoler son frère, François n’a rien d’autre que Dieu, Celui qui est son tout et dont il ne cesse de faire l’expérience brûlante.

« Tu es saint, Seigneur, seul Dieu, toi qui fais des merveilles ...Toi Père saint, roi du ciel et de la terre ...Tu es le bien, tout bien, le souverain bien, Seigneur Dieu vivant et vrai. Tu es sagesse, tu es humilité, tu es patience, tu es beauté, Tu es mansuétude, tu es sécurité, tu es quiétude, Tu es joie …Tu es notre richesse à suffisance … Grand et admirable Seigneur, Dieu tout-puissant, miséricordieux Sauveur. » (François d’Assise, Ecrits. S.C. p. 339)

Saint François d’Assise, Frère Léon et les amis de Dieu de tous les temps ont renoncé à bien des joies humaines, même parmi les plus belles et les plus légitimes. Ils ont choisi le chemin de la pauvreté volontaire et du dépouillement radical pour aller à la conquête de la joie suprême et indépassable : Dieu. Dieu manifesté en Jésus Christ, comme la joie. Jésus, qui se donne à nous comme notre joie. « Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit complète. » (Jn 15,11) et « Votre joie, nul ne vous l’enlèvera. » (Jn 16,22).

Telle est la joie suprême en laquelle toutes les autres joies de la terre trouvent leur sens et leur plénitude. « Mon Dieu et toutes choses en lui » répétait avec amour François d’Assise.

Dieu est joie. Au cœur de la Trinité sainte, il y a un bonheur éternel, une exultation de joie indescriptible dont nous ne pouvons pressentir sur cette terre que les prémices et dont nous possédons les arrhes par la grâce de notre baptême.

« Par essence, la joie chrétienne est participation à la joie insondable, conjointement divine et humaine, qui est au cœur de Jésus Christ glorifié (...) Si Jésus rayonne une telle paix, une telle assurance, une telle allégresse, une telle disponibilité, c’est à cause de l'amour ineffable dont, Il se sait aimé de son Père... C’est une Présence qui ne Le laisse jamais seul. C’est une connaissance intime qui Le comble : “Le Père me connaît et je connais le Père.” (Jn 10,15). C’est un échange incessant et total. “Tout ce qui est à moi est à toi, et ce qui est à toi est à moi.” (Jn 17,10). » (Paul VI. “Gaudete in Domino” Téqui, p. 18,26-27).

De toute éternité le Fils, le Verbe de Dieu, est la joie du Père, comme le Père est la joie du Fils. L’Amour qu’ils sont l’un pour l’autre, et l’un dans l’autre, est joie en la Personne de l’Esprit Saint.

De toute éternité, Dieu a créé l’homme pour le combler de sa joie, de cette joie qui jaillit dans la relation intime du Père et du Fils, joie infinie d’aimer et d’être aimé. « Quant aux disciples, ils étaient remplis de joie et de l’Esprit Saint. » (Ac 13,52).

 

Christ St Savin Portrait 3

La croix, source de la joie

La joie de Jésus réside dans cette dépendance filiale, amoureuse à l’égard de son Père. C’est de cette joie dont nous nous sommes éloignés par le péché. Le péché est refus de se recevoir du Père. Il est la volonté de se faire dieu par soi- même. Le péché dont les conséquences sont la division, la dysharmonie, la séparation, là où Dieu n’avait créé qu’unité, harmonie et communion. Alors oui, la souffrance et la misère sous toutes ses formes se sont répandues sur terre, semblant ravir à l’homme la joie des fils de Dieu. Prendre prétexte de tous ces maux pour refuser Dieu et ne pas croire en Lui, c’est oublier que Dieu est Père. Père comme aucun père de la terre, le « Père de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom. » (Eph 3,15).

Que fait donc un père quand il voit son enfant porter sur lui un poids trop lourd pour son âge et sa taille ? Le père prend sur ses épaules la charge qui “écrase” son petit. « Si donc, vous qui êtes méchants, vous donnez de bonnes choses à vos enfants, combien plus le Père du ciel donnera-t-il l’Esprit Saint à ceux qui l’en prient. » (Lc 11,13).

La mission du Fils Unique, en qui nous avons été créés et dont nous sommes appelés à vivre la ressemblance, est de prendre sur Lui le poids trop lourd de nos péchés et de toutes ses conséquences. En sa personne II vient détruire l’obstacle à la joie promise par le Père. Jésus veut donner à tous de se tenir en présence du Père, saint et sans péché, à la louange de sa Gloire, comme des fils uniques (Eph 1). Jésus est « le Premier-né d’entre les morts » (Col 1,18), le premier-né d’une multitude de frères.

La croix de Jésus est le plus grand acte d’amour de Dieu Père à l'égard de toutes ses créatures. Car en elle Jésus, accomplissant la volonté du Père, devient « péché pour nous, afin qu’en lui nous devenions justice de Dieu. » (2 Cor 6,21).

Justifié par le Christ, crucifié et glorifié, nous pouvons pour toujours entrer dans la joie du Père, qui est communication d’amour entre Lui et son Fils par leur commun Esprit.

Tel est le sens de cette nécessité qui nous étonnera toujours lorsque Jésus parle de sa passion : « Ne fallait-il pas que le Christ endurât ces souffrances pour entrer dans sa Gloire ? » (Lc 24,26). C’était, pour Jésus, vivre cette parole du psalmiste qui, pauvre et malheureux, crie sa détresse vers Dieu : « Tu as vu la peine et les pleurs, tu regardes pour les prendre en ta main. » (Ps 10,14).

Dieu seul pouvait prendre sur lui “la peine et les pleurs”, conséquences de notre péché. Il a fait plus que les prendre dans sa main. Jésus a laissé son cœur en être transpercé pour laisser jaillir la source de son Amour pour nous, la source de la joie éternelle, l’Amour du Père pour chacun de nous. « Qui m’a vu, a vu le Père. » (Jn 14,9).

Comment désormais faire un procès à Dieu à propos du mal et de la souffrance ? En Jésus ceux-ci ne sont plus un obstacle à la joie? Si je contemple en vérité la croix de Jésus avec les yeux du bon larron et la conscience de mon péché, comme ce brigand en avait conscience, je ne pourrai jamais plus faire un quelconque procès à Dieu. Je verrai un pur regard d’amour là où je n’ai versé que méchanceté et ingratitude. Je verrai la laideur de mon péché englouti dans l’abîme insondable de son amour pour ne m’entendre dire qu’une seule parole : « J’ai soif. » (Jn 19,28). Jésus a soif de mon amour, soif de chacun de nous, soif de nous communiquer la joie du Père...

Aurai-je le courage de lui dire en vérité dans un acte vrai de pure confiance : « Souviens-toi de moi, quand tu viendras dans ton Royaume. » (Lc 23,42) Alors, quelle surprise bouleversante de m’entendre dire :  Aujourd’hui, entre avec moi dans la joie du Père...

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L’aujourd’hui de Jésus glorifié sur la croix s’inscrit depuis lors dans ces temps qui sont les derniers. A nous de grandir dans la foi pour entrer plus avant dans la joie.

Pour cela, Jésus Christ, crucifié et glorifié, nous est offert en plénitude dans l’Eucharistie. Par la célébration de la Messe, nous sommes conduits à la joie la plus haute. La joie qui jaillit du Cœur du Christ révélant l’amour du Père.

En Jésus nous avons été créés pour la joie et pour transfigurer ce monde d’une joie authentique et durable. Christ est notre joie. Aussi nous réaliserons notre vocation par Lui, avec Lui et en Lui à la mesure de notre participation à son Eucharistie. Livrons-nous donc et communions sans cesse à cette source de la Joie Unique et Véritable, Mémorial de la Passion-Résurrection de Notre Seigneur. La longue messe de Marthe Robin et les fruits innombrables de cette messe ne trouvent-ils pas leur source en Jésus Eucharistie ?

Dans la nuit de Pâques l’Eglise chante la lumière victorieuse de toutes les ténèbres. Le diacre proclame pour tous l’appel à se joindre à la joie de la solennité : « Au milieu de la nuit, un cri s’est fait entendre. Voici l’époux qui vient. Allons à sa rencontre... »

Au milieu de toutes les nuits humaines, Jésus est la Lumière invaincue, la Joie de toutes les joies. Il vient nous dire : Je suis ta joie, et toi, mon enfant, tu es ma joie...

© Fr. Jean-Dominique 2017