« Tais-toi ! Sors de cet homme."

Homélie pour le 4° Dimanche du Temps de l’Eglise. Fr. Jean-Dominique Dubois, ofm

Abbaye de la Trappe. Soligny, le 31 Janvier 2021


« Tais-toi ! ... »

Injonction sans appel. D’autant plus étonnante, voire choquante, que l’interlocuteur vient de dire vrai. « Que nous veux-tu, Jésus de Nazareth ? Es-tu venu pour nous perdre ? Je sais qui tu es : tu es le Saint de Dieu. » Oui, c’est bien cela. Le Verbe de Dieu s’est manifesté « ... pour détruire les œuvres du diable. » 1 Jn 3, 8 dit l’apôtre Jean dans sa première épître. « Je suis venu pour rendre témoignage à la vérité » Jn 18, 37 réplique Jésus à Pilate lors de son procès.

Alors pourquoi Jésus fait-il taire celui qui proclame la vérité de ce qu’il est, autant que l’identité de sa mission ? Pourquoi Jésus est-il aussi radical, sans même le début d’un petit dialogue de compassion n’opposant à l’esprit de ce pauvre homme posséder par un esprit impur qu’un refus catégorique ? Silence absolu, expulsion sans appel.

Le Seigneur ne peut supporter l’imposture qui se masque sous le visage de la vérité. La vérité n’est pas seulement dans ce que l’on peut affirmer de juste, y compris dans l’ordre de l’Évangile et de la foi. La vérité est dans l’amour. Elle est la relation amoureuse où la parole échangée est offerte en faiblesse pour donner à l’interlocuteur de croître dans ce qu’il a de meilleur et de plus beau. La vérité est dans le don de soi sans arrière-pensée, sans calcul et pour le seul bonheur de l’être aimé ou à aimer. La vérité est autant dans ce que l’on dit que dans la pureté d’intention, dévoilé souvent par la manière et le ton de la prise de parole.

Depuis les origines le démon est menteur et homicide. « Le singe de Dieu » dit saint Thomas d’Aquin. Nous pourrions dire que nous sommes des gamins quand nous mentons. Nous avons un maître en la matière qui nous dépasse de mille ou dix mille coudées. Lui, en ce domaine est prince, le prince du mensonge. Le démon est celui qui vient faire écran à la vérité le plus souvent sous couvert de la vérité. Le diable c’est l’écran en langue grec.

Regardons comment au jardin de la Genèse le diable fait écran entre Dieu et l’homme. Il pousse Ève à dire la vérité pour se saisir du fruit de l’arbre. Oui, Dieu a bien dit que l’homme pouvait manger de tous les fruits du jardin. Voilà notre prince charmeur tout à fait d’accord avec la parole de Dieu, jusqu’au point de dévoiler une vérité cachée : « Dieu sait bien que si vous en mangez, vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » L’interdit est dévoilé dans son secret profond par le maître en tromperie : faire participer l’homme à la nature divine. Voilà bien qui est désirable plus que tout. Malheureusement la vérité est dite de façon impure en introduisant le soupçon sur Dieu : « Dieu sait bien… » sous-entendu : Il ne vous l’a pas dévoilé. Il se réserve donc le meilleur du jardin pour vous en exclure. Mensonge abominable, car Dieu veut tout donner de Lui, mais uniquement dans l’amour et la réciprocité d’Alliance. Adam et Ève mangèrent et virent qu’ils étaient nus. Le mensonge sous couvert de vérité finit toujours par nous mettre à nu, dépouillés de notre beauté originelle. Telle est le drame de nos prétendues vérités, de nos vies quand elles ne sont pas le fruit d’une relation d’amour. Le meilleur quand il se pervertit devient le pire, dit le proverbe.

Accéder à la nature divine ne peut être qu’un don offert et reçu dans l’amour en un échange pur de liberté, fruit du murissement par le temps des fiançailles et de l’Alliance. C’est là que Dieu veut conduire l’homme comme au point sommital de l’histoire où son Verbe vient accomplir la perfection du don par son incarnation.

Pour avoir gouté au don de Dieu par lui-même l’homme est déchu, réduit à marcher dans la douleur et la souffrance sous toutes ses formes pour renouer le lien de l’amour. Or Dieu qui n’est pas responsable du mal mais responsable du monde tel qu’Il l’a créé, ira par la passion du Fils jusqu’au bout de la responsabilité de son dessein d’amour. La vérité qu’est l’Amour en personne ne peut abandonner sa créature à la loi du mensonge.

Aussi le démon a bien de quoi trembler lorsqu’il voit le Fils de l’homme s’avancer parmi les siens pour établir l’Alliance nouvelle. Le démon tremble car il sait qu’il n’est pas l’égal de Dieu. Il sait lui qu’il ne joue pas à égalité avec le bien. Le démon proclame la vérité comme un pauvre être, si sublime soit-il, porteur de lumière, Lucifer, mais un être incapable de vivre de la Lumière. En face du Verbe Incarné le démon se sait perdu car c’est cette vérité même qui le brûle et le torture de toujours à toujours, incapable qu’il est par sa faute de confesser cette vérité pour en vivre. Il ne la dit que comme ce qui le condamne. Il est prisonnier de son rejet de la vérité qu’il voit et connait mieux que nous, jusqu’à pouvoir la dévoiler, mais hors de toute relation amoureuse. Un tel blasphème ne mérite que l’ordre de se taire.

A qui ne veut pas faire confiance dans le dialogue de Dieu avec l’homme, à qui ne veut pas se mettre en état d’écoute et d’obéissance amoureuse avec ses frères jamais la parole offerte en vérité ne suffira. Ou bien on la rejette, ou bien on la combat en en discutant toujours. Qui ne veut pas savoir la vérité ne la connaîtra jamais. Le pire enfermement étant celui-là même qui se fait au nom de la vérité que l’on prétend posséder sans vouloir en vivre. Cette vérité-là tenue au bout de la raison et non du cœur finit par nous faire ignorer le fait même que nous ne voulons pas savoir, alors même que nous prétendons voir selon nos brillantes connaissances. « Si vous étiez aveugles vous n’auriez pas de péchés, dit Jésus aux pharisiens et docteurs de la Loi. Vous dites : Nous voyons ! Votre péché demeure. » Jn 9, 41 ... « Vous êtes du diable. » Jn 8,44 Jésus ne transige pas avec la vérité. Jésus n’engage jamais le dialogue avec les discutailleurs, si brillants soient-ils.

Voyez par contre avec quelle douceur et humilité Il écoute et échange avec les pauvres comme avec les grands, pourvu qu’il cherche loyalement à se laisser instruire : « Si tu veux... venez et voyez… » Quand le Seigneur ne dit pas simplement le prénom de la personne... Jésus dialogue dans le respect de la liberté. Il établit la pauvre syrophénicienne atteinte d’un flux de sang en vis-à-vis de lui ne supportant pas qu’elle rampe à ses pieds. Jésus parle avec autorité, certes mais jamais hors la force de la douceur. Toute parole est chez lui croissance dans l’amour, au rythme de la croissance de chacun dans un respect infini pour susciter la liberté sans la contraindre. Dieu est patient. Il nous éprouve par sa patience. C’est la vérité de l’Amour.


Aimons la vérité de tout notre cœur. Cherchons là de toute notre intelligence et de toutes les puissances de notre être en reconnaissant Jésus seul comme chemin et vie pour être dans la vérité. Alors elle nous transformera au plus intime de nous-même dans toutes les dimensions de notre être et de notre vie. Elle est seule à pouvoir nous conduire à cette profonde humilité et à cette véritable obéissance qui est le sceau de l’authenticité de notre vie dans la reconnaissance que tout est miséricorde. Sinon il y a de grands risques que nous soyons, à notre corps défendant, du côté de la lumière du démon et de sa vérité biaisée. Si Jésus se tait dans nos vies ou nous fait taire ne serait-ce pas pour nous conduire à la vérité de l’amour de son Cœur, loin de toutes les lumières trompeuses du démon ?...

© Fr. Jean-Dominique 2017